A l’instar de Bakounine, Proudhon ou Jean Grave, Pierre Kropotkine [Piotr Alexeïevitch Kropotkine] (1842-1921), fut l’un des principaux théoriciens de l’anarchisme collectiviste. Surnommé le prince de l’anarchisme (il était issu de la plus haute aristocratie moscovite), Kropotkine était un éminent géographe, comme son ami et collègue Élisée Reclus, avec qui il fonda le journal anarchiste Le Révolté. Fidèle de Bakounine, il fut l’auteur de nombreux principes de l’anarchisme, un anarchisme optimiste et humaniste, libertaire, inspiré du marxisme, et qui faisait appel à la coopération et au collectivisme, tout à l’inverse, par exemple, de l’anarchisme individualiste d’un Max Stirner.

Il pourrait paraître étonnant, pour ne pas dire absolument invraisemblable, qu’un homme comme Rathenau se réclamât du marxisme, et plus encore de Kropotkine, d’autant que l’on sait que les marxistes et les anarchistes ne se sont jamais véritablement entendu, en témoignent les attaques de Marx à l’encontre de Stirner tout d’abord, puis celle, célèbre entre toutes, à l’encontre de Proudhon…  Mais le caractère de l’anarchiste Kropotkine avait toutefois de quoi séduire un homme tel que Rathenau. Car l’anarchiste était, par exemple, apprécié de la critique littéraire, et il fut considéré avant tout comme un modéré et un adversaire de la violence (même si, l’une des phrases les plus largement citées de Kropotkine à notre époque, demeure : « La révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite, […] tout est bon pour nous, qui n’est pas la légalité »). Mais R. Kedward rappelle dans son ouvrage consacré aux anarchistes : « Non seulement Koprotkine condamna Ravachol [célèbre anarchiste poseur de bombes] et prêcha la modération, mais encore il vécut dans un paisible exil en Angleterre pendant plus de trente ans, de 1886 à 1917, résidant dans de petites villas de Brighton et d’Hammersmith, jouant du piano, écrivant de nombreux ouvrages, pamphlets et lettres, et offrant le thé à des intellectuels de tout genre. George Bernard Shaw disait de lui : ” Il était amical jusqu’à la sainteté… Et sa seule faiblesse était sa manie de prédire la guerre pour la quinzaine suivante “ » .

Ainsi Kropotkine était véritablement un théoricien, qui toute sa vie se sera tenu bien loin de l’action ; il n’envisagea la révolution que par la puissance de ses mots, une approche politique qui dut certainement enthousiasmer l’écrivain qu’était Rathenau. Secondement, l’approche collectiviste de Kropotkine rencontra certainement un autre impact notable sur la vision politique de Rathenau, comme le laisse présager cet extrait d’une brochure écrite de sa main : « Les diverses entreprises ne verront plus se renforcer en elles l’esprit de l’économie privée : d’elles-mêmes, elles se placeront dans la sphère d’influence de la communauté, et se laisseront pénétrer par le souci de la responsabilité collective et la prospérité de l’État ».

Bien entendu, la « communauté de production » qui, dès les années 1914, deviendra l’une des idées-force de Rathenau, si elle s’inspire bien de la théorie de Kropotkine, ne saurait faire du grand capitaliste allemand un « disciple » de l’anarchiste, puisque, pour Rathenau, s’il prône effectivement l’égalisation des fortunes et des revenus, le collectivisme demeurait néanmoins au service unique de l’Etat, « qui doit rester le seul individu immensément riche ». Ceci n’épouse que très imparfaitement les thèses de Kropotkine qui aspirait, lui, à l’abolition de toutes les formes de gouvernement par une libre fédération des groupes de producteurs et de consommateurs.

En définitive, on rencontrera bien plus facilement des divergences notoires entre les deux hommes que de réelles affinités. Particulièrement méfiant à l’encontre du progrès et du scientisme, Kropotkine déclarait par exemple, en 1885, dans sa lettre aux jeunes gens : « Et vous, jeune ingénieur, qui rêvez d’améliorer, par les applications de la science à l’industrie, le sort des travailleurs, – quel triste désenchantement, quels déboires vous attendent ! Vous donnez l’énergie juvénile de votre intelligence à l’élaboration d’un projet de voie ferrée qui, serpentant aux bords des précipices et perçant le cœur des géants de granit, ira rallier deux pays séparés par la nature. Mais une fois à l’œuvre, vous voyez dans ce sombre tunnel, des bataillons ouvriers décimés par les privations et les maladies ; vous en voyez d’autres retourner chez soi, emportant à peine quelques sous et les germes indubitables de phtisie, vous voyez les cadavres humains – marquer chaque mètre d’avancement de votre voie, et, cette voie terminée, vous voyez enfin qu’elle devient un chemin pour les canons des envahisseurs… Vous avez voué votre jeunesse à une découverte qui doit simplifier la production, et après bien des efforts, bien des nuits sans sommeil, vous voilà enfin en possession de cette précieuse découverte. Vous l’appliquez, et le résultat dépasse vos espérances. Dix mille, vingt mille ouvriers seront jetés sur le pavé ! Ceux qui restent, des enfants pour la plupart, seront réduits à l’état de machines ! Trois, quatre, dix patrons feront fortune et ” boiront le champagne à plein verre… ” Est-ce cela que vous avez rêvé ? ». Nul doute que M. Rathenau, malgré les nombreuses contradictions qui firent sa personne, n’osa jamais écrire avec autant de véhémence.

Voir : “http://www.editions-delcourt.fr/fritzhaber/spip.php?article68”

Pin It on Pinterest

Share This